Matsumoto Shigeharu naît de l’union formée par l’industriel Matsumoto Matsuzō 松本枩蔵 (1870-1936) et l’une des filles de l’ancien premier ministre Matsukata Masayoshi 松方正義 (1835-1924). Ses liens avec le fief de Satsuma, dont est issue l’une des principales factions au sommet de l’État de Meiji, sont plus tard renforcés par son mariage avec sa cousine Hanako 松方花子 (1900-1978), fille de Matsukata Kōjirō 松方幸次郎 (1865-1950). Il étudie le droit britannique à l’Université impériale de Tokyo 東京帝大学 entre 1920 et 1923, avant de poursuivre ses études aux États-Unis (Universités de Yale), puis en Europe (Universités de Genève et de Vienne). S’il est fortement influencé par l’évangéliste chrétien Uchimura Kanzō 内村鑑三 (1861-1930), dont il suit les conférences à cette époque, Matsumoto ne se convertit au christianisme qu’à l’âge de 89 ans, peu avant sa mort. De retour dans l’archipel en 1927, il est décidé à devenir journaliste, mais commence par gagner sa vie comme assistant à la faculté de droit de l’Université impériale de Tokyo jusqu’en 1930, puis à l’Université Chūō 中央大学, ainsi qu’à l’Université Hōsei 法政大学 jusqu’en 1932. Son goût pour le journalisme est indissociable de son intérêt pour les affaires internationales qu’il développe lors d’une conférence de l’Organisation internationale du travail à Genève en 1926. En 1929, il fait ses premiers pas comme journaliste international à l’occasion d’une conférence à Kyoto de l’Institute of Pacific Relations (Taiheiyō mondai chōsa-kai 太平洋問題調査会) où il retrouve Nitobe Inazō 新渡戸稲造 (1862-1933) et assiste aux joutes entre Matsuoka Yōsuke 松岡洋右 (1880-1946) et le chef de la délégation chinoise Xu Shuxi 徐淑希 (1892-1982) à propos de la Mandchourie.
En décembre 1932, Matsumoto est nommé chef du bureau shanghaïen de l’Agence de presse Rengō (shinbun rengō-sha 新聞聯合社) qui, après avoir absorbé l’Agence de presse Dentsū (denpō tsūshin-sha 電報通信社) en décembre 1935, forme l’Agence de presse Dōmei (dōmei sūshin-sha 同盟通信社). Cette position fait de lui un acteur-clé de la propagande internationale japonaise que le ministère des Affaires étrangères (gaimushō 外務省) cherche à unifier, entre 1931 et 1935, pour répondre aux conséquences médiatiques et diplomatiques de l’invasion japonaise de la Mandchourie. Si Matsumoto apparaît aujourd’hui comme l’incarnation par excellence du libéral internationaliste dans le Japon de l’entre-deux-guerres, cette image découle sans doute en partie de son rôle dans les relations transpacifiques après-guerre et dans l’autoportrait favorable qu’il donne de lui dans ses mémoires. De fait, son cosmopolitisme ne l’empêche pas, comme nombre de ses compatriotes modérés, de soutenir une “doctrine Monroe asiatique” qui légitime l’hégémonisme nippon dans la région. Ainsi, au lendemain de l’invasion de la Mandchourie, il critique son mentor, l’historien américain Charles A. Beard (1874-1948), après que celui-ci a dénoncé l’importance prise par les militaires dans la vie politique japonaise.
À Shanghai, Matsumoto est l’une des personnes les mieux informées de la ville. Contrairement à beaucoup d’expatriés, notamment japonais, il a de nombreux amis chinois et fréquente la librairie d’Uchiyama Kanzō 内山完造 (1885-1959), célèbre salon qui voient se côtoyer libéraux japonais et intellectuels chinois. Il est, dans le même temps, très bien introduit dans les cercles occidentaux, comme en atteste sa cooptation au sein du très sélect Shanghai Club, dont il est alors le seul membre japonais avec Funatsu Tatsuichirō. Matsumoto est, par ailleurs, amené à se lier avec des membres du Gouvernement nationaliste tels que le jeune diplomate Gao Zongwu, dont il devient proche à l’époque du réchauffement, timide et éphémère, des relations sino-japonaises en 1935-1936. Wang Jingwei, qu’il interviewe pour la première fois le 20 juin 1935, lui laisse une impression profonde. Si la politesse excessive de Wang suscite d’abord chez lui une certaine gêne, il en ressort frappé par la force de conviction de l’ancien bras droit de Sun Yat-sen, qui dit croire encore dans l’entente entre la Chine et le Japon.
Le principal fait d’arme du journaliste Matsumoto est d’avoir publié le scoop de l’Incident de Xi’an au cours duquel Jiang Jieshi est pris en otage par Zhang Xueliang et le PCC pour le forcer à former un nouveau front uni contre le Japon. Le 12 décembre 1936, alors qu’il dîne avec le rédacteur en chef du Dagongbao 大公報 (L’Impartial), Zhang Jiluan 張季鸞 (1888-1941), qui revient tout juste de Xi’an, Matsumoto apprend que Jiang est injoignable. Il contacte alors le secrétaire de Kong Xiangxi, Qiao Fusan 喬輔三, avec lequel il joue régulièrement au tennis. Celui-ci l’informe du contenu d’un télégramme que vient d’envoyer Zhang Xueliang à Kong Xiangxi. Matsumoto s’empresse de câbler plusieurs dépêches à Tokyo. Publiée à la une des principaux quotidiens japonais le lendemain matin, la nouvelle de l’arrestation du généralissime est reprise par les journaux du monde entier. L’information ayant été révélée par une agence de presse japonaise, Staline craint que l’incident n’ait été provoqué par les services secrets nippons dans le but d’accélérer l’entrée en guerre. Alors que la rumeur d’une rencontre entre Wang Jingwei et Adolphe Hitler se répand au même moment, Moscou imagine le pire scénario possible : l’exécution de Jiang Jieshi et la participation d’une Chine dirigée par Wang au Pacte anti-Komintern.
Au début de la guerre sino-japonaise, Matsumoto est l’un des plus actifs avocats japonais d’une désescalade du conflit. Il avertit ainsi Gotō Ryūnosuke 後藤隆之助 (1888-1984), fondateur de l’Association de recherche Shōwa (Shōwa kenkyūkai 昭和研究会) chargée de conseiller le premier ministre Konoe Fumimaro, que la prise de Nankin marquerait un point de non-retour. Le 18 décembre 1937, Matsumoto arrive dans la capitale nationaliste pour couvrir l’entrée des troupes japonaises qui s’accompagne d’exactions contre les civils d’une ampleur inédite, dont il témoignera après-guerre contre les négationnistes. Son rôle dans la naissance du Mouvement pour la paix de Wang Jingwei, qui débouche sur la formation d’un gouvernement collaborateur en mars 1940, débute le 17 janvier 1938. Ce jour-là, Matsumoto est contacté par son ami Nishi Yoshiaki, avec lequel il rencontre à Shanghai Dong Daoning 董道寧 (1902-c.1940). Adjoint de Gao Zongwu au sein du service Asie (yazhousi 亞洲司) du ministère des Affaires étrangères, Dong a fait le voyage depuis Wuhan via Hong Kong pour maintenir le fil ténu des négociations avec le Japon. Cette rencontre intervient au lendemain de l’annonce par Konoe Fumimaro que son gouvernement cessera dorénavant tout contact avec celui de Jiang Jieshi. Les sources se contredisent quant à savoir qui de Matsumoto, Gao ou Dong lui-même initie le voyage secret de ce dernier au Japon entre le 26 février au 10 mars 1938. Afin de préparer l’arrivée de Dong à Tokyo, Matsumoto pense à Kagesa Sadaaki, qu’il a connu à Shanghai avant-guerre et dont l’épouse est une amie d’enfance de sa femme.
Le 5 mars 1938, Matsumoto rencontre Gao Zongwu à Shanghai, où ce dernier est venu pour s’informer de la position du Cabinet Konoe et de la situation de Dong Daoning. Les deux hommes se réunissent avec ce dernier le 16 mars en compagnie d‘Itō Yoshio 伊藤芳男 (1906-1950), ancien représentant officieux du Manzhouguo à Shanghai chargé par Nishi d’escorter Dong durant son séjour dans l’archipel. Leur discussion sur les possibles termes d’un accord sino-japonais se poursuit à Hong Kong le 26 mars, avant que Gao ne retourne à Wuhan prendre ses ordres. Matsumoto se rend de nouveau à Hong Kong le 17 juin 1938 à la demande de Gao qui souhaite connaître son avis sur les termes d’une possible négociation avant de partir à son tour pour Tokyo. Matsumoto lui dit craindre que le retrait des troupes japonaises exigé par la partie chinoise ne rende toute négociation impossible, à moins que le Gouvernement nationaliste n’accepte de changer de dirigeant. Il suggère que Wang Jingwei serait un interlocuteur plus acceptable que Jiang Jieshi. Gao juge indispensable que Jiang reste à la tête du régime car il est le garant de son unité. Les deux hommes s’entendent finalement pour une solution alternative : c’est Wang qui démissionnerait de son poste de vice-président pour prendre la tête d’un mouvement en faveur de la paix.
Matsumoto accompagne Gao à Tokyo où, début juillet 1938, il présente leur plan à Kagesa Sadaaki, Imai Takeo et Inukai Ken. Il demande également conseil au président de la Dōmei, Iwanaga Yūkichi 岩永裕吉 (1883-1939), ancien camarade de classe de Konoe, qui le rassure quant à la volonté du premier ministre de revenir sur sa déclaration du 16 janvier, tout en se montrant pessimiste sur l’accueil par la partie japonaise du retrait des troupes. De retour à Shanghai au mois d’août, Matsumoto participe aux réunions organisées par le Bureau des services spéciaux de l’Armée expéditionnaire de Chine centrale afin de rendre compatible la doctrine des Trois principe du peuple de Sun Yat-sen avec l’idéologie de l’occupant nippon (voir Fu Shiyue). Gao Zongwu ayant été hospitalisé à son retour en Chine, il se fait remplacer par Mei Siping dans ses discussions avec Matsumoto. Les deux hommes se rencontrent à Hong Kong entre le 29 août et le 2 septembre 1938 avant de transmettre le fruit de leurs discussions à Zhou Fohai et Wang Jingwei pour le premier et à Imai Takeo et Kagesa Sadaaki pour le second. Chaque partie formalise une proposition qui sert de base à la réunion du Chongguangtang 重光堂 organisée du 2 au 20 novembre 1938 dans le quartier japonais de Shanghai. Hospitalisé en septembre pour une fièvre typhoïde, Matsumoto ne participe pas aux négociations qui portent sur la défection de Wang Jingwei et le lancement de son Mouvement pour la paix. Tenu au courant de la teneur de l’accord signé, il est heureux d’apprendre que celui-ci contient la promesse d’un retrait partiel des troupes japonaises dans les deux ans – un des principaux points abordés lors de ses pourparlers avec Mei Siping à la fin de l’été. Matsumoto vit donc comme une trahison l’escamotage de cette clause fondamentale pour la légitimité du futur Mouvement pour la paix dans la déclaration radiodiffusée de Konoe le 22 décembre 1938. En dépit de cette déception, il conserve son amitié pour Konoe jusqu’à la fin de sa vie.
Très affaibli par la maladie, Matsumoto passe la première moitié de l’année 1939 en convalescence à Hakone et Karuizawa. Le 1er octobre, il prend ses fonctions au siège de la Dōmei où l’a nommé Iwanaga à la veille de sa mort. Après le retour aux affaires de Konoe en juillet 1940, Matsumoto se voit proposer par le ministre des Affaires étrangères Matsuoka Yōsuke le poste d’ambassadeur aux États-Unis. Il refuse au motif qu’il a promis à Iwanaga de prendre soin de la Dōmei. Matsumoto continue à conseiller Konoe dans le cadre de l’Association du petit-déjeuner (asameshi-kai 朝飯会), un think tank informel en partie issu de l’Association de recherche Shōwa qui se réunit plusieurs fois par mois et compte notamment dans ses rangs Inukai Ken. Sans le savoir, Matsumoto collabore ainsi de près avec le réseau monté par l’espion soviétique Richard Sorge (1895-1944), dont le démantèlement en octobre 1941 conduit à l’exécution d’Ozaki Hotsumi 尾崎秀実 (1901-1944) et vaut de graves ennuis à Saionji Kinkazu, petit-fils de Saionji Kinmochi 西園寺 公望 (1849-1940) et, dans une moindre mesure, à Inukai Ken ; tous trois membres de l’Association du petit-déjeuner.
Le 12 juillet 1945, Matsumoto reçoit la visite de l’ancien premier ministre Konoe à qui l’empereur à demandé, deux jours plus tôt, de préparer la fin de la guerre en contactant Staline dans l’espoir que l’Union soviétique joue les médiateurs avec les autres puissances alliées. Konoe tente de convaincre Matsumoto de partir avec lui pour Moscou, persuadé que ses liens avec l’ambassadeur Sir Archibald Clark Kerr (1882-1951), qu’il a fréquenté à Shanghai en 1938, faciliteront l’implication de la Grande-Bretagne. L’espoir d’une paix négociée est toutefois rapidement douché par la Conférence de Potsdam (17 juillet-2 août 1945) à laquelle prend part Staline. La reddition du Japon le 2 septembre et l’occupation de l’archipel sont rapidement suivies d’une épuration de grande ampleur. Conscient que la Dōmei risque d’être inquiétée, Matsumoto décide de fermer l’agence le 31 octobre 1945. Le 1er décembre, il lance avec ses employés le journal Minpō 民報 (Journal du peuple), dont le titre renvoie à l’organe de presse de la Ligue jurée de Sun Yat-sen. Dans son premier éditorial intitulé “Notre mission”, Matsumoto appelle au redressement du Japon par la démocratie. Le 8 décembre, dans un éditorial à propos du quatrième anniversaire de l’attaque de Pearl Harbor, il n’hésite pas à pointer la responsabilité de l’empereur, sans pour autant réclamer l’abolition de l’institution impériale à la manière des Communistes japonais. Matsumoto et Ushiba Tomohiko passent la nuit du 15 décembre 1945 chez Konoe, qui doit être arrêté le lendemain par les autorités d’occupation, craignant qu’il ne supporte pas cette humiliation. Ils découvrent son corps sans vie au matin. Matsumoto est, à son tour, visé pour son rôle au sein de la Dōmei, le contraignant à démissionner de la direction du Minpō le 31 mars 1947 et à cesser ses activités de journaliste.
Loin d’en tenir rigueur à l’occupant américain, Matsumoto participe la même année à la mise en place de la Japanese Association for American Studies (Amerika gakkai アメリカ学会) avec Takagi Yasaka 高木八尺 (1889-1984), dont il avait été l’assistant à l’Université impériale de Tokyo. Avec le soutien financier de John D. Rockefeller III (1906-1978), qu’il avait rencontré en 1929 à la conférence de l’Institute of Pacific Relations, Matsumoto aide Kabayama Aisuke 樺山愛輔 (1865-1953) à fonder l’International House of Japan (kokusai bunka kaikan 国際文化会館). Partie prenante de la politique d’endiguement du communisme, cette institution est conçue pour renforcer le lien des intellectuels japonais avec le bloc occidental, alors que beaucoup d’entre eux sont rebutés par la volte-face de l’occupant américain qui réhabilite la droite japonaise dans le contexte de la Guerre de Corée. Elle joue plus largement un rôle important dans la réinsertion du Japon au sein de la communauté internationale en recevant des conférenciers prestigieux tels que Jawaharlal Nehru (1889-1964) ou encore Henry Kissinger (1923-). Principal dirigeant de la “I-House” jusqu’à la fin de sa vie, Matsumoto devient une figure incontournable de la diplomatie culturelle japonaise, tout en déclinant les postes d’ambassadeur à Londres, Washington et à l’ONU qui lui sont proposés. Il œuvre en particulier au développement des études japonaises aux États-Unis, entretenant des relations privilégiées avec le japonologue et ambassadeur Edwin O. Reischauer (1910-1990), dont l’épouse Haru est l’une de ses cousines. Signe de l’importance qu’a eue son expérience en Chine dans sa longue carrière, Matsumoto publie en 1974-1975 des mémoires intitulés Shanhai jidai : jānarisuto no kaisō 上海時代 : ジャーナリストの回想 (Mes années à Shanghai : Mémoires d’un journaliste) qui portent sur la période 1932-1938. Il les complète en 1986-1987 avec Konoe jidai : jānarisuto no kaisō 近衛時代 : ジャーナリストの回想 (Mes années Konoe) dans lequel il revient sur la période 1938-1945, et notamment sur la genèse du gouvernement collaborateur de Wang Jingwei. Témoin privilégié de son siècle, Matsumoto Shigeharu s’éteint en janvier 1989, trois jours après l’empereur Hirohito.
Sources : NKJRJ, p. 485 ; Wikipedia ; Kamai 2012 ; Matsumoto 1974-1975, vol. 1 p. 135, vol. 2, p. 16-20 ; Matsumoto 1986-1987 ; Kato 2013, p. 129-130 ; Akami 2013 ; H-Diplo Roundtable XXIV-9 ; Itoh 2016, p. 147, 154 ; Shao Minghuang 1999, p. 131 ; Boyle 1972, p. 141, 177-178 ; Bunker 1972, p. 75 ; Auslin 2011, p. 197-203, 233 ; Huffman 2013, p. 142 ; Liu Jie 1995, p. 335-336.