Né dans une éminente famille de Wenzhou (Zhejiang), Yin Rugeng suit les traces de son aîné, Yin Ruli 殷如驪 (1883-1940), en partant en 1902 étudier au Japon où, gagné aux idées révolutionnaires, il intègre la Ligue jurée (tongmenghui 同盟會). Au lendemain de l’insurrection de Wuchang, il rentre en Chine pour prendre part à la Révolution de 1911 à la suite de Huang Xing 黃興 (1874-1916). Début 1912, Yin participe à la formation du Parti nationaliste chinois (Guomindang 國民黨), dont il devient le représentant auprès des diplomates japonais à Pékin. Après l’échec, l’année suivante, de la seconde révolution contre Yuan Shikai, il repart au Japon où il étudie l’économie politique à l’Université de Waseda 早稲田大学. De retour en Chine après la mort de Yuan Shikai en 1916, Yin est recommandé par Tang Hualong 湯化龍 (1874-1918) pour un poste de secrétaire à la Chambre des députés (zhongyiyuan 眾議院). En 1917, il retourne au Japon sous prétexte d’y étudier le système financier pour le compte de la Banque de Chine (Zhongguo yinhang 中國銀行), mais s’investit dans le mouvement révolutionnaire en représentant dans l’archipel le Gouvernement militaire pour la protection de la Constitution (hufajun zhengfu 護法軍政府) établi en juillet par Sun Yat-sen à Canton. Par l’intermédiaire de Terao Tooru 寺尾亨 (1859-1925), professeur à l’Université impériale de Tokyo et soutien de Sun, Yin épouse Inoue Tamie 井上民恵, la sœur d’un camarade de promotion à Waseda.
En 1920, Yin Rugeng rentre en Chine et décide de quitter la politique pour se lancer dans les affaires. Grâce à un prêt de la Compagnie de développement oriental (Tōyō takushoku kabushiki gaisha 東洋拓殖株式会社), il fonde la Nouvelle compagnie de défrichement agricole (xin nong kenzhi gongsi 新農墾殖公司) à Funing 阜寧 (Jiangsu) inspirée par le célèbre homme d’État Zhang Jian 張謇 (1853-1926). Il n’en fréquente pas moins les différents pouvoirs locaux, servant brièvement en 1924 le seigneur de la guerre Tang Jiyao 唐繼堯 (1883-1927) comme conseiller en finances publiques. En octobre 1925, Yin est recruté pour son expertise dans le domaine au sein de la Conférence sur les tarifs douaniers (guanshui huiyi 關稅會議) réunie à Pékin par le gouvernement de Duan Qirui 段祺瑞 (1865-1936). À la fin de l’année 1925, Yin se trouve mêlé à la rébellion de Guo Songling 郭松齡 (1883-1925) contre Zhang Zuolin. Après la mort de Guo, il échappe aux hommes de Zhang en trouvant refuge au consulat japonais de Shenyang.
Le lancement de l’Expédition du nord (beifa 北伐), l’année suivante, donne à Yin Rugeng l’occasion de renouer avec le GMD, du côté de son aile droite. Jiang Jieshi, qui cherche alors des personnes capables de faciliter ses relations avec les Japonais, le nomme au sein de son état major. À la suite du massacre des communistes en avril 1927, il sert sous Huang Fu 黃郛 (1883-1936) comme secrétaire dans la municipalité de Shanghai. Après la démission de Jiang Jieshi en août 1927, Yin précède ce dernier au Japon où il met à nouveau à profit son excellent japonais et ses réseaux pour jouer les intermédiaires. En mars 1928, Yin est nommé envoyé spécial au Japon par Huang Fu, devenu ministre des Affaires étrangères. Deux mois plus tard, les relations du Japon avec le GMD connaissent une crise sans précédent à la suite de l'”Incident de Jinan” (wusan can’an 五三慘案) au cours duquel des soldats nationalistes tuent douze résidents japonais de la ville du Shandong, entraînant une répression sanglante qui fait plusieurs milliers de morts parmi les civils chinois. Yin Rugeng participe aux négociations qui s’ensuivent, notamment lors des discussions secrètes à Nankin entre Jiang Jieshi et Tokonami Takejirō 床次竹二郎 (1866-1935), l’une des principales figures de l’opposition au cabinet de Tanaka Giichi 田中義一 (1864–1929). À en croire Qi Shiying 齊世英 (1899-1987), Yin Rugeng travaille alors déjà comme espion pour le gouvernement japonais et transmet le contenu de ces négociations au premier ministre Tanaka, empêchant Tokonomi de former un nouveau cabinet. Ce dernier révèle aux autorités de Nankin les activités de Yin qui est immédiatement limogé de ses fonctions d’interprète. Il parvient tout de même à se recaser au sein du Gouvernement national comme chef du Bureau de la navigation (hangzhengsi 航政司) du ministère des Communications (jiaotongbu 交通部), avant de retrouver le gouvernement municipal de Shanghai en septembre 1931. Il joue, à nouveau, un rôle important comme interprète lors des négociations de cessez-le-feu qui suivent l’attaque japonaise contre Shanghai en janvier 1932.
À l’invitation de Huang Fu, qui prend en mai 1933 la tête du Comité de règlement politique du Yuan exécutif à Beiping (xingzhengyuan zhuping zhengwu zhengli weiyuanhui 行政院駐平政務整理委員會) chargé de superviser l’application de la Trêve de Tanggu, Yin Rugeng est nommé en novembre dans la zone démilitarisée en tant que commissaire de zones d’inspection administrative (xingzheng ducha zhuanyuan 行政督察專員), un échelon intermédiaire destiné à consolider le contrôle du gouvernement provincial sur les districts (xian 縣). Selon certaines sources, Yin collabore secrètement avec l’Armée du Guandong (Kantō-gun 関東軍) et fait fortune en organisant la contrebande de produits japonais en Chine du Nord. En 1935, il est approché par Doihara Kenji qui cherche alors à gagner le soutien des dirigeants locaux pour mieux saper l’autorité de Nankin en Chine du Nord. Ayant échoué à recruter des figures de premier plan telle que Yan Xishan 閻錫山 (1883-1960), Doihara se rabat sur Yin Rugeng. Celui-ci accepte de former, le 25 novembre 1935, un Conseil autonome anticommuniste du Hebei oriental (Jidong fangong zizhi weiyuanhui 冀東反共自治委員會) couvrant vingt-deux districts compris dans les zones d’inspection administrative de Jimi 薊密 et de Luanyu 灤榆 dont il avait eu la charge, pour une population de plus de six millions d’habitants. Rebaptisé “gouvernement” (zhengfu 政府) en décembre, l’organisme dirigé par Yin Rugeng aux côtés, notamment, de Zhang Renli et de Wang Xiacai, s’emploie à effacer les principaux symboles du GMD en arborant l’ancien drapeau républicain aux cinq couleurs (wuseqi 五色旗) et en mettant fin au culte à Sun Yat-sen.
Le 29 juillet 1937, peu après l’Incident du Pont Marco-Polo qui s’avérera l’événement déclencheur de la guerre sino-japonaise, la police (bao’andui 保安隊) du Gouvernement autonome anticommuniste du Hebei oriental se mutine contre l’armée japonaise en s’alliant à la 29e armée qu’elle était censée désarmer à Tongzhou 通州. Visés par l’aviation japonaise, les mutins commandés par Zhang Qingyu 張慶余 (1895-1963) tuent plusieurs centaines de civils et militaires japonais, parmi lesquels le lieutenant-colonel Hosoki Shigeru 細木繁 (1891-1937), chef de l’agence locale des services spéciaux de l’Armée de terre (tokumu kikan 特務機関). Ils s’en prennent également aux autorités collaboratrices, faisant prisonnier Yin Rugeng. Le 30 juillet à l’aube, le convoi qui transfère Yin tombe dans une embuscade japonaise aux portes de Beiping (Pékin). Yin en profite pour s’enfuir dans l’ancienne capitale. Il ne tarde pas à être arrêté par la police militaire japonaise (kenpeitai 憲兵隊) qui le tient responsable de la mutinerie. Yin échappe à l’exécution grâce à l’aide de Tōyama Mitsuru 頭山満 (1855-1944), patron de l’organisation ultranationaliste Genyōsha 玄洋社 (Société de l’Océan noir) qui était venue en aide à la Ligue jurée au tournant des années 1910. Il est libéré en décembre 1937, au moment où est établi à Pékin le Gouvernement provisoire (linshi zhengfu 臨時政府), à la condition de ne pas rendre public l'”Incident de Tongzhou”, de se retirer de la vie politique et de ne pas quitter Pékin et Tianjin. En outre, il doit verser une indemnité de 1,2 million de yens aux victimes. L’épisode de Tongzhou constitue un traumatisme pour les autorités d’occupation qui rechignent par la suite à doter les gouvernements collaborateurs de forces armées importantes ; une politique qui évolue après 1940.
Durant une traversée du désert qui dure cinq ans, Yin Rugeng demeure principalement à Pékin, même si on trouve traces d’entorses, comme le 24 novembre 1941 où il rencontre Zhou Fohai à Nankin. Dans l’espoir de se rendre utile afin de retrouver la confiance des Japonais, il se consacre à l’étude du réseau de cours d’eau entre le nord et le sud du pays, dont il anticipe qu’il sera déterminant pour acheminer l’approvisionnement de l’armée d’occupation. Par l’intermédiaire de Wang Yintai, qui se porte garant auprès des Japonais, Yin obtient en février 1942 de prendre la direction de la Compagnie des houillères du Shanxi (Shanxi meikuang gongsi 山西煤礦公司) née de la fusion imposée par l’occupant d’entreprises comme la Compagnie minière Baojin (Baojin kuangwu gongsi 保晉礦務公司). Il effectue son véritable retour dans les cercles politiques en mars 1943, lorsqu’il est nommé membre permanent (changwu weiyuan 常務委員) du Comité économique national (quanguo jingji weiyuanhui 全國經濟委員會) du Gouvernement national réorganisé de Nankin.
Yin se rend à Tokyo pour promouvoir avec succès son projet de relance du réseau de canaux Nord-Sud formant le Grand Canal. De retour à Nankin, il se voit confier en janvier 1944 la direction, au sein du ministère des Travaux publics (jianshebu 建設部), d’un Comité préparatoire à l’aménagement des canaux (zhili yunhe choubei weiyuanhui 治理運河籌備委員會). Il compte être nommé à la tête d’un Haut-Commissariat aux canaux (duban yunhe gongshu 督辦運河公署), mais Chen Gongbo, désormais numéro un du régime de Nankin, tempère ses ambitions. Yin doit se contenter de diriger, à partir de mai 1944, un Bureau des travaux publics pour l’aménagement des canaux (zhili yunhe gongchengju 治理運河工程局). Furieux de ne pas obtenir des pouvoirs plus étendus, Yin démissionne un mois plus tard et rentre à Pékin. Le 1er juin 1944, Zhou Fohai, qu’il a rencontré régulièrement pour faire avancer son projet, écrit dans son journal personnel : “Ce n’était pas mon idée de faire appel à lui, mais Monsieur Wang [Jingwei] a accepté de le prendre à l’essai pour faire plaisir aux Japonais. Il en a résulté un beau désordre. Qu’il démissionne aujourd’hui [est donc une bonne chose]. Mieux vaut tard que jamais“.
Yin Rugeng est arrêté le 5 décembre 1945 et transféré à Nankin le 26 mai 1946 aux côtés d’une dizaine de collaborateurs de Chine du Nord. Durant sa détention, il tente de justifier son choix de la collaboration dans un essai intitulé “Shi nian lai Riben qinhua huigulu 十年來日本侵華回顧錄” (Retour sur une décennie d’invasion japonaise en Chine). En octobre 1946, la Haute cour le condamne à la peine capitale pour trahison, sentence confirmée en appel le 8 novembre 1947. Yin est fusillé à Nankin le 1er décembre suivant. Proche de l’ancien président Chen Shui-bian 陳水扁 (1950-) et patronne dans les années 2000 du train à grande vitesse taïwanais (Taiwan gaotie 台灣高鐵), sa petite-nièce Yin Qi 殷琪 (Nita Ing, 1955-) continue de faire l’objet d’attaques de la part de dirigeants du GMD, qui établissent un parallèle entre son soutien au camp indépendantiste et la trahison de Yin Rugeng.
Sources : Xu Youchun 2007, p. 1247-1248 ; MRZ, vol. 11, p. 463-468 ; Seki 2019, p. 60-102 ; SSY, p. 1-2 ; Kahn 1978, p. 186 sq. ; SWHB, p. 1162 ; AS 23/12/37 ; Li 1975, p. 50, 85 ; NRSJ, p. 141 ; ZR, p. 542, 821, 861, 880, 886 ; MZN, p. 1089, 1092 ; Facebook.