Originaire de Changhua (Zhejiang), Xiong Jiandong part au Japon pour préparer l’École d’officiers de l’armée de terre (rikugun shikan gakkō 陸軍士官学校). À son retour en Chine, il intègre l’état-major de Feng Yuxiang, avant, semble-t-il, de rallier le Gouvernement national, sans toutefois que l’on connaisse son parcours dans les années 1930. On le retrouve au début de la guerre sino-japonaise menant des opérations de guérilla derrière les lignes ennemies dans la région de Changshu 常熟 (Jiangsu). Le chef des services secrets militaires nationalistes (le Juntong 軍統) Dai Li lui confie alors la direction de l’agence de renseignement de Shanghai. Arrêté par la police militaire japonaise (kenpeitai 憲兵隊) au début de l’année 1939, Xiong est emprisonné pendant plus d’un an avant de rallier le camp de la collaboration. Son épouse Tang Yijun se démène pour le faire libérer. Les services secrets nationalistes (le Zhongtong 中統) voient là l’occasion de tendre un piège à Ding Mocun, dont le goût des jeunes femmes est de notoriété publique. Sur les conseils du principal agent du Zhongtong à Shanghai, Chen Baohua 陳寶華, Tang Yijun se fait représenter par Zheng Pingru 鄭蘋如 (1918-1940) qui séduit Ding Mocun, avant d’être démasquée et exécutée en février 1940 ; épisode qui devait inspirer à Eileen Chang (Zhang Ailing 張愛玲, 1920-1995) la nouvelle Se, Jie 色戒 (Lust, Caution), adaptée à l’écran en 2007 par Ang Lee 李安.
Lorsqu’il le rencontre le 25 mai 1940, Zhou Fohai note au sujet de Xiong qu’il est “certainement un homme talentueux, mais dont il est à craindre qu’il ne soit difficile à contrôler” ; observation qu’il répète par la suite, mot pour mot, à plusieurs reprises. Le 10 juillet, Tang Yijun plaide auprès de Zhou Fohai pour que ce dernier obtienne la libération de son mari en se portant garant et qu’il envoie Xiong “étudier au Japon“, ce que fait Zhou en finançant son voyage. Lorsque Xiong revient du Japon début 1941, Zhou souhaite le nommer au sein du gouvernement central, mais, face à la méfiance qu’il suscite à Nankin, décide finalement de l’envoyer à Wuhan où, écrit-il dans son journal personnel, il le charge d’un plan secret qui échoue. S’il ne précise pas le contenu de ce plan, il s’agit sans doute de reprendre contact avec Chongqing. Lors d’une rencontre entre les deux hommes à Shanghai le 26 septembre 1941, Zhou s’entretient avec lui des “devoirs qui lui incombent [曉以大義]” et dit espérer que Xiong pourra servir dans les instances centrales. Xiong lui répond qu’il partage son état d’esprit, mais qu‘il est tributaire de la situation à Wuhan.
Entre-temps, Xiong est en effet parvenu à se tailler un rôle de choix au Hubei, avec le soutien de l’un de ses anciens enseignants à l’École d’officiers alors en poste en Chine. Il convainc les autorités japonaises locales de placer sous son commandement une “armée de protection de la race jaune”, la Huangweijun 黃衛軍, dont l’histoire est connue grâce au témoignage après-guerre de l’un de ses officiers, Zhu Shaowen 朱紹文. En avril 1941, Okamura Yasuji aide ainsi Xiong à recruter plus de 1400 hommes, parmi lesquels des bandits sévissant dans les zones marécageuses du district de Honghu 洪湖 au sud-ouest de Wuhan, ainsi que des soldats nationalistes déserteurs. Ils sont encadrés par des hommes de confiance de Xiong. Outre son chef d’état-major (canmouzhang 參謀長) Li Guochen 李果諶 (?-1941), un ancien chef de station du Juntong à Hankou arrêté par la kenpeitai que Xiong fait libérer, le commandement de la Huangweijun compte des anciens de l’Académie militaire de Huangpu (Xu Zhaoming 徐肇明 et Zou Pingfan 鄒平凡), ainsi que des proches originaires comme lui du Zhejiang tels que Gu Shuo 顧碩 et Zou Youjun 鄒佑軍. Entièrement financée et équipée par les Japonais, cette armée ne dépend en rien du Gouvernement national réorganisé de Nankin.
En juillet 1941, Okamura stationne la Huangweijun sur le Mont Luo 螺山 (Jianli 監利), dans le sud du Hubei. Au cours d’une attaque de l’armée nationaliste, Xiong est blessé et son second Li Guochen tué. En risquant sa vie contre ses anciens compagnons d’armes, Xiong gagne la confiance des Japonais. En dépit de revers à répétition contre l’Armée nationale et la Nouvelle 4e armée, la Huangweijun obtient ainsi des moyens croissants en armes et en hommes, jusqu’à atteindre plus de 8000 hommes. Au printemps 1942, elle se dote d’une académie militaire (huangweijun junshi xuexiao 黃衛軍軍事學校), établie dans une ancienne école de jeunes filles à Hanyang qui, à la manière de l’Académie de Huangpu dans les années 1920, accorde une grande importance à l’idéologie comme le résume bien son hymne, composé par Xiong : “Peuples d’Asie de l’Est, unissons-nous contre le communisme! Nous sommes l’avant-garde de l’Asie orientale, nous sommes des héros de la nation! Unissons-nous! Tuons l’ennemi!“.
Les efforts du gouvernement de Wang Jingwei pour étendre son autorité sur le Hubei conduisent, en août 1942, à un remaniement important de la Huangweijun. Afin de l’intégrer dans l’armée de Nankin, celle-ci est scindée en deux : une partie demeure à Wuhan sous le nom de 29e division de l’Armée de terre (lujun di’ershijiu shi 陸軍第29師) commandée par Zou Pingfan, tandis que Xiong Jiandong, nommé en novembre au sein du Comité des affaires militaires (junshi weiyuanhui 軍事委員會), emmène à Shanghai plus de 3000 hommes et autant de fusils. Cette force intègre la Brigade fiscale (shuijing zongtuan 税警總團) qui dépend du ministère des Finances de Zhou Fohai ; intégration qui ne va pas sans poser des difficultés, que ce soit au niveau de la formation politique des hommes de la Huangweijun à qui il faut inculquer la loyauté au gouvernement de Nankin, ou au niveau de l’organisation. Dans un premier temps, un second régiment est ajouté à la Brigade fiscale, avant que les deux ne fusionnent le 1er mars 1943 pour former la Brigade fiscale centrale (zhongyang shuijing zongtuan 中央稅警總團), avec à sa tête Luo Junqiang secondé par Xiong. À la suite d’un incident survenu le 19 décembre 1943 au cours duquel neufs policiers de la concession française sont tués par des soldats de la Brigade fiscale relevant de Luo Junqiang, les Japonais exigent que ce dernier soit remplacé par Xiong. Désireux de sauver la face de son fidèle lieutenant, très attaché à la Brigade fiscale dont il est le concepteur, mais conscient que Xiong dispose d’appuis solides au sein de la kenpeitai, Zhou prend le titre de chef de régiment (zongduizhang 總隊長) tout en confiant à Xiong, nommé second (fuzongduizhang 副總隊長), la réalité du commandement de la Brigade spéciale. Après le départ de Luo, le Juntong parvient à placer plusieurs de ses agents au sein de celle-ci. Xiong cumule, par ailleurs, le poste de chef du Bureau de la sûreté (bao’anchu 保安處) de Shanghai.
Aux côtés de Yang Xinghua et de Luo Junqiang, Xiong devient le principal complice de Zhou Fohai dans ses activités secrètes pour le compte de Chongqing. Le 30 novembre 1943, Zhou explique à Xiong le travail clandestin qu’il attend de lui, en espérant tirer profit de la confiance que lui accorde la kenpeitai. Afin de ménager l’avenir, lui explique Zhou, il convient de faire preuve d’indulgence vis-à-vis des agents de Chongqing, sauf en cas d’opérations terroristes. Xiong devient proche de Zhou, qu’il invite régulièrement chez lui pour des dîners arrosés, souvent suivis de la projection d’un film. Cette proximité croissante n’empêche pas certaines tensions. En septembre 1944, Xiong met en place, à l’insu de Zhou, une Société des mœurs pures (zhengfengshe 正風社) destinée à créer un esprit de corps entre ses officiers et dont il prend la tête. Une fois l’organisation découverte par Zhou, Xiong la dissout. Contrit, il jure une totale loyauté à Zhou, dont il sait qu’il est son seul appui au sein du régime de Nankin. Magnanime, Zhou le rassure sur son soutien et l’enjoint à mener à bien ce projet. À la suite de cet épisode, Zhou note dans son journal personnel qu’il a tiré les leçons de la trahison de Li Shiqun : il lui faut ménager ses lieutenants s’il veut qu’ils lui restent fidèles. Du reste, les deux hommes partagent une vision similaire de la “collaboration dans la collaboration” (B. Martin) avec Chongqing, à savoir une volonté commune de contrôler étroitement les liens secrets avec le camp de la résistance. Le 31 octobre 1944, Xiong insiste ainsi auprès de Zhou pour que cesse la confusion entre résistance et collaboration qui règne dans les rangs de la Brigade fiscale. Il est indispensable, explique-t-il, que seuls les dirigeants du gouvernement de Nankin transmettent des informations à Chongqing. Zhou juge cette position très sage.
Dans les derniers mois de la guerre, les tensions persistantes entre Xiong et Luo Junqiang fragilisent le réseau clandestin mis en place par Zhou pour préparer la sortie de guerre, ce qui amène ce dernier à exiger des deux hommes qu’ils s’entendent. Le 3 juin 1945, Xiong demande à Zhou de pouvoir être relevé de ses fonctions de chef d’état-major du commandement de la gendarmerie (bao’an silingbu canmouzhang 保安司令部參謀長) et propose que Xu Zhaoming le remplace. Devant le refus de Zhou, à qui Xu n’inspire pas confiance, il recommande Liu Yuping 劉禹平, un autre de ses lieutenants issus de la Huangweijun, avant de renoncer à sa démission le lendemain. À la suite de Zhou Fohai, Xiong joue un rôle central dans la transition devant conduire à la prise de contrôle de la région du Bas-Yangzi par les autorités de Chongqing. Ce rôle est officialisé le 19 août 1945 lorsque le Comité des affaires militaires du Gouvernement national le nomme vice-commandant en chef des opérations de Shanghai (Shanghai xingdong zongdui silingbu fusiling 上海行動總隊司令部副司令). Remobilisé avec ses hommes de l’ancienne Brigade fiscale pour lutter contre les troupes communistes au début de la guerre civile, Xiong Jiandong est tué en juin 1946 dans l’Anhui (ou dans le Nord-Jiangsu selon les sources).
Sources : Xu Youchun 2007, p. 2399 ; Zhu Shaowen 1982 ; Edwards 2016, p. 144-146 ; ZR, p. 299, 320, 321, 356, 522-523, 676, 704, 713, 824, 829, 881, 899, 931, 944, 964, 1022-1023, 1053 ; Wakeman 2003, p. 314 ; Martin 2009, p. 70-72, 81.