Frère cadet de Lu Xun 魯迅 (Zhou Shuren 周樹人, 1881-1936) et lui-même l’un des plus importants essayistes et écrivains de son temps, Zhou Zuoren étudie à l’Académie navale du Jiangnan (Jiangnan shuishi xuetang 江南水師學堂) puis au Japon. Avec son aîné, il suit parallèlement l’enseignement de Zhang Binglin 章炳麟 (1869-1936), qui le forme en politique et en philologie. Il rentre en Chine au lendemain de la Révolution de 1911, en compagnie de son épouse japonaise, Hata Nobuko 羽太信子 (1887-1962). Il occupe dans un premier temps des postes dans le système éducatif du Zhejiang. En 1917, il devient enseignant à la faculté de lettres de l’Université de Pékin. Il participe à plusieurs revues telles que Xin qingnian 新青年 (La Jeunesse). Partisan d’une réforme de la littérature qu’il met en pratique dans son œuvre, Zhou est également un traducteur prolifique, notamment de classiques grecs et japonais. Au début des années 1920, il acquiert une stature intellectuelle considérable et participe activement à l’organisation de l’Association de recherche en littérature (wenxue yanjiuhui 文學研究會). Désespéré aussi bien par l’impuissance des gouvernements chinois successifs que par l’expansionnisme japonais, il se lamente en 1925 que “ceux qui aiment véritablement la Chine devraient maudire la Chine, et ceux aiment véritablement le Japon ne peuvent que devenir des japonophobes convaincus“. Suite aux manifestations étudiantes et ouvrières de mars 1926, Zhou est pourchassé par le gouvernement de Duan Qirui 段祺瑞 (1865-1936). Il délaisse progressivement l’activisme politique au sein du Mouvement du 4-mai. Le décès de sa fille en 1929 l’affecte durablement.
La publication d’un poème composé à l’occasion de son cinquantième anniversaire, en 1934, crée la polémique. Zhou s’y décrit comme un lettré retiré du monde, alors même que l’expansionnisme nippon révolte la jeunesse. Tout en considérant le Japon fautif, il se déclare pessimiste face à sa supériorité. En mars 1935, il enfonce le clou en publiant un essai intitulé “Yue Fei yu Qin Hui 岳飛與秦檜”, du nom des deux hommes d’État de l’époque Song devenus respectivement le symbole de la résistance patriotique contre l’envahisseur et celui de la trahison des intérêts nationaux. Comme dans d’autres textes parus à cette époque, Zhou y critique le patriotisme va-t-en-guerre de ses compatriotes en prenant la défense de l’historien Lü Simian 呂思勉 (1884-1957), censuré par les autorités pour avoir réhabilité Qin Hui à partir des sources Song. Selon Susan Daruvala, cette critique s’inscrit dans une certaine vision de la modernité : “he saw with great clarity that the intellectual and moral freedom of the individual was profoundly threatened by the discourse on the nation in terms of which Chinese intellectuals were embracing modernity.”
Lorsque la guerre éclate, à l’été 1937, Zhou décide de rester à Pékin, malgré de nombreux appels pour qu’il quitte la zone occupée. Le 14 mai 1938, dix-huit intellectuels de premier plan, parmi lesquels les écrivains Mao Dun 茅盾 (1896-1981), Yu Dafu 郁達夫 (1896-1945) ou encore Hu Feng 胡風 (1902-1985), signent une lettre ouverte à Zhou Zuoren. Décrivant le choc qu’ils ont ressenti en lisant son nom parmi les participants d’une manifestation culturelle organisée par l’occupant japonais, ils dénoncent sa trahison et lui demandent de rejoindre la zone libre s’il veut sauver son honneur. Zhou continue néanmoins à enseigner à l’Université de Pékin (Beida 北大) et à l’Université Yenching. En janvier 1939, il accepte le poste de directeur de la bibliothèque de Beida, peu après avoir été victime d’une tentative d’assassinat attribuée aux agents du GMD, mais dont Zhou lui-même dira qu’elle a été manigancée par les Japonais pour le pousser à collaborer. Il entre au Conseil des affaires politiques de Chine du Nord (Huabei zhengwu weiyuanhui 華北政務委員會) en décembre 1940 comme « ministre » de l’Éducation (jiaoyu zongshu duban 教育總署督辦), poste qu’il occupe jusqu’à son remplacement par Su Tiren en février 1943. Lui qui, en 1926, mettait en garde ses concitoyens contre l’utilisation par les Japonais du slogan « même écriture, même race » (tong wen tong zhong 同文同種), prend part aux organisations diffusant ce même discours panasiatiste, telles que la Xinminhui 新民會 (Association du nouveau peuple).
Il ne s’en montre pas moins critique des efforts chez certains collaborateurs de forger une “pensée axiale” (zhongxin sixiang 中心思想), dont serait dépourvue la Chine et qui viendrait appuyer le projet panasiatiste. Dans un essai intitulé “Zhongguo de sixiang wenti 中國的思想問題” (Le problème de la pensée chinoise) rédigé le 18 novembre 1942 et publié l’année suivante, sous son nom de plume Zhitang 道堂, Zhou affirme que la “pensée confucéenne” (ruxue sixiang 儒學思想) constitue cette “pensée axiale”. Fondée sur un humanisme qui professe de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent, cette morale est tout à fait à même, poursuit-il, de favoriser la “co-existence et co-prospérité” (gongcun gongrong 共存共榮) promise par la propagande japonaise. De tels slogans, ne doivent pas faire oublier que, en dernier ressort, “le besoin vital du peuple chinois est très simple, mais aussi très urgent : ils veut survivre [中國人民生活的要求是很簡單的,但也就很切迫,他希求生存]”. Cette prise de position vaut à Zhou Zuoren d’être attaqué par Kataoka Teppei 片岡鉄兵 (1894–1944), un communiste repenti qui a joué les reporters de guerre lors de la campagne de Wuhan. Dans un discours prononcé le 27 août 1943, à l’occasion de la Conférence des écrivains de la Grande Asie orientale (daitōa bungakusha taikai 大東亜文學者大會), ce dernier reproche à Zhou d’être un “lettré réactionnaire” dont le repli sur la tradition chinoise menace la libération de la “Grande Asie orientale” entreprise par le Japon.
S’il est vilipendé par Mao Zedong qui, lors du fameux forum sur l’art et la littérature de Yan’an (Yan’an wenyi zuotanhui 延安文藝座談會) en mai 1942, le range dans la “littérature des traîtres à la nation” (hanjian wenyi 漢奸文藝), Zhou Zuoren conserve une aura sans pareil parmi les cercles littéraires et politiques collaborateurs. Fu Poshek le qualifie ainsi de “saint patron de Gujin“, la revue de Shanghai dans laquelle les dirigeants de Nankin publient essais et poèmes empreints de nostalgie. Dénonçant les intellectuels qui se murent dans le silence plutôt que de collaborer, Zhou voit dans Gujin 古今 un moyen de “sauver la culture chinoise de la destruction“. Ce repli sur une conception culturelle de la nation chinoise, en réaction à l’échec de son institutionnalisation politique sous la République, explique peut-être que Zhou n’ait pas vu dans la collaboration avec l’occupant japonais une “trahison de la nation”. En juillet 1943, Wang Jingwei tente, sans succès, de le convaincre de prendre la direction de l’Université nationale centrale (guoli zhongyang daxue 國立中央大學) de Nankin.
Arrêté après la guerre, Zhou est condamné à quatorze ans de prison. Suite à des témoignages attestant de son rôle dans la protection des biens de Beida et d’agents de Chongqing, sa peine est commuée en dix ans de réclusion. Ses avocats mettent également en avant sa résistance intellectuelle dont atteste, selon eux, son essai sur “Le problème de la pensée chinoise” critiqué par les tenants de l’Asie japonaise. Libéré par les Nationalistes en janvier 1949 dans le cadre de l’amnistie générale accordée aux collaborateurs condamnés à une peine inférieure à la prison à vie, Zhou est recueilli à Shanghai par son ancien étudiant You Bingqi 尤炳圻 (1912-1984), avant de retrouver sa résidence pékinoise de Badaowan 八道灣. Dans une longue lettre adressée le 4 juillet 1949 à Zhou Enlai, Zhou Zuoren justifie son choix de rester à Pékin douze ans plus tôt, alors que Beida avait décidé de délocaliser ses cours à Changha au lendemain de l’Incident du Pont Marco-Polo, par le fait qu’il avait alors quatorze parents à sa charge. S’il a accepté de prendre la suite de Tang Erhe comme “ministre” de l’Éducation en décembre 1940, c’était, explique-t-il, pour protéger Beida et sa bibliothèque des visées de dirigeants comme Wang Yitang. Durant les deux années de son mandat, il n’a eu de cesse de contenir les pressions qu’exerçaient le Kōa-in 興亜院 – principal bras administratif du Japon en Chine occupée – et la Xinminhui sur les étudiants et le personnel de Beida. Refusant l’étiquette de “collaborateur”, il cite à nouveau les attaques de Kataoka Teppei comme autant de preuves en sa faveur dans l’espoir que Zhou Enlai, originaire comme lui de Shaoxing, acceptera d’intercéder en sa faveur auprès de Mao Zedong.
Par la suite, Zhou a de nouveau recours à ce type de plaidoyer épistolaire. En février 1951, à la suite d’une lettre qu’il envoie à Zhou Yang 周揚 (1907-1989), l’un des principaux responsables de la propagande du régime, le secrétaire de Mao Zedong, Hu Qiaomu 胡喬木 (1912-1992), transmet à Mao la note suivante : « Zhou Zuoren vous a écrit une longue lettre pour se justifier. Il demande que sa maison ne lui soit pas confisquée et de n’être plus considéré comme un traître. Mon avis : il devrait avouer tous ses torts […] La question de sa maison pourra être réglée par ailleurs (en réalité le Tribunal local de Pékin ne s’apprête pas du tout à l’expulser). Il traduit des classiques de la littérature européenne et gagne sa vie grâce à ses droits d’auteur. Il pourrait nous être utile à l’avenir dans ce domaine. Zhou Yang est aussi de cet avis. J’attends vos instructions ». Mao acquiesce. S’il est traité avec une relative clémence par les nouveaux maîtres du pays, Zhou Zuoren n’échappe pas aux tourments de la Révolution culturelle. Le 24 août 1966, il est battu par des gardes rouges et finit ses jours dans des conditions indignes, avant de s’éteindre le 6 mai 1967.
Sources : MRDC, p. 516-517 ; BDRC, vol. 1, p. 424-427 ; MRZ, vol. 12, p. 738-743 ; Lary 2010, p. 75-76 ; Guex 2003, p. 109 ; Fu Poshek 1993, p. 141-142, 146 ; MZN, p. 1056-1058 ; Henshaw 2019, p. 220 ; SWHB, p. 1377-1440 ; Gong Yuzhi 2006 ; Zhou Zuoren 1935 ; Xue Bingjie 2021 ; Cronin 2021 ; Wikipedia (Kataoka Teppei) ; Daruvala 2000, p. 3-6 ; Yang Haosheng 2016, p. 103.